Voici un travail à cheval entre un faux field-recording et des sons synthétiques.
LowFi? Poétique? Naïf?
Les lignes qui suivent tentent de donner quelques pistes de compréhension de ce travail.
Il m'a fallu longtemps, de longues années, avant que toutes les composantes de ce projet, choix sonore comme visuel et matériel, se mettent en place et deviennent enfin une évidence. Et pourtant, je ne saurais encore maintenant en comprendre toutes les raisons.
C'est une sensation étrange de se trouver face à un travail, le sien ou celui d'un autre, et de se dire "oui, c'est ça, ce ne peut être que ça et pas autrement".
Oh certes, il ne s'agit pas pour moi prétendre avoir fait « œuvre », mais seulement de constater que le résultat me correspond, qu'il n'est pas le fruit d'un hasard non maîtrisé mais est bien une création de mon esprit. Quels que soient ses qualités et ses défauts.
On peut toujours chercher les raisons de ce sentiment dans une analyse rationnelle: les logiques de construction, la cohérence du projet, la qualité de la facture, voir les références convoquées. Mais cela n'explique pas tout, loin de là.
En effet, en tant qu'artiste, il est toujours difficile de comprendre toutes les raisons de ses choix. Et ce n'est bien qu'a posteriori que toute ou partie de la mécanique se dévoile. Et qu'à notre grande surprise on ne peut que constater tous ces liens qui se sont tissés à l’insu de notre conscience pendant toutes ces longues années d'hésitations et d'erreurs.
L'équation parait pourtant simple:
Il y a d'un côté une machine, un synthétiseur, dont la construction m'avait tellement épuisé qu'une fois en état de servir, celui-ci m’écœurait au point qu’il est resté de longues années inutilisé : situation frustrante.
De l'autre le plaisir des sons concrets, de cette écoute réduite chère à Schaeffer dont la pratique simple et quotidienne reste un émerveillement et un plaisir inépuisables.
Et entre les deux, tout de même, cette attirance irrésistible pour les sons synthétiques qui est la raison pour laquelle je fais de la musique.
Et encore, à côté, mais présent en moi bien avant la musique, cette pratique de l'image par le dessin. Pratique qui jusqu'à une époque récente me semblait difficilement associable à mon univers sonore.
Je ne sais comment définir correctement mon travail sur cette série de vinyle, ni à quel courant musical l'associer (et pour tout dire je m'en fiche, je n'ai même pas cherché à savoir si dans la pléthorique production électronique, j'avais des précurseurs directs).
La musique électroacoustique / acousmatique ? Peut-être oui. En tout cas c'est bien aux idées et réalisations de ce courant dont je me sens le plus proche. J'avais pensé faire un pont entre le field-recording et les performances au synthé modulaire devenu assez à la mode, en détournant le premier par une recréation d'un espace naturel; et en proposant une couleur sonore et une construction différentes de ce qui se fait habituellement dans le milieu des musiques synthétiques.
C'est une couleur qui me semble a posteriori plus proche de la noise, du LowFi et autres courants bruitistes comme aussi de tout ce qui touche au "Do It Yourself". Cette dernière idée me semble d'autant plus pertinente que la volonté d'en faire un maximum par moi-même est aussi à la base du projet: machine audio faite main, linogravure faite main, etc.
Pourtant, ces associations à des courants musicaux, que finalement je connais en partie assez mal, ne sont pas voulues. Mais c'est une couleur sonore qui est entièrement assumée. Et si cette couleur est si particulière, cela est d'abord dû à la manière d'utiliser ces machines et non à l'envie de me greffer à un style.
L'objectif a été en premier lieu de limiter les outils. Pour se concentrer sur l'esthétique, "l'artistique" au sens large, et non sur la technique. Connaître quelques outils suffisamment pour les oublier et laisser ses doigts travailler en fonction de ce que dictent les oreilles sans le passage par une réflexion technique hors de propos.
La durée, 4'33, demande quelques explications. Ou plutôt permet de dévoiler quelques références.
Contrairement à ce que l'on pourrait penser, cette durée a été choisie du fait qu’elle convient très bien à la gravure sur une face de 45T (John Cage a-t-il donc choisi cette durée pour les mêmes raisons !?). Mais donc la référence à Cage n'est qu'un joli clin d’œil. Et aucune référence à son travail ou à ses idées ne peut être associée à mon propre travail car je ne le connais pas assez pour cela. Tout de même, l'idée de "composer", ou du moins mettre en avant, ce qui d'habitude constitue un fond sonore ignoré semble un écho évident à ses préoccupations.
Une autre référence logique pourrait être Luc Ferrari, avec ses "Presque rien". Mais j'avais plutôt en tête le nom d’Eric La Casa, surtout sa série "Les pierres du seuil", dont l'écoute m'avait fortement impressionné. Et un autre artiste, Slavek Kwi (Artificial Memory Trace) qui a certainement été plus décisif sur ma série de vinyle car il retravaille et recompose souvent drastiquement ses enregistrements, n'hésitant pas à brouiller les pistes sur la nature du résultat final. Procédé qui avait beaucoup libéré ma pratique musicale.
Je ne saurais trouver d'autres références explicites, il y en a certainement beaucoup d'autres, mais mon objectif n'est pas de justifier mon travail à l'aide de références, tout au plus de donner quelques pistes vers ce qui m'a conduit à mes réalisations.
Un point important de mon travail réside dans une volontaire fragilité, une volontaire imperfection de la facture comme de la simulation du naturel. Une naïveté même, dans la volonté de recréer cet espace naturel de manière synthétique. Ces notions m'ont toujours semblé fertiles car elles impliquent de volontairement accueillir les accidents et les défauts, de les mettre en scène et de jouer avec eux pour aller au-delà de l'original. Cela permet d'assumer certains chants d'oiseaux à la couleur bien trop synthétique, des fonds très électroniques, etc. Pour revenir aux défauts, je me suis même plu à les reconstruire. Comme par exemple inclure des craquements rappelant ceux d'un microphone à la connectique défectueuse.
Dans tous les cas, il s'agit de faire œuvre, et non d'offrir un simulacre de réalité. Cela implique de jouer avec le medium et les attentes de l'écoute et certainement pas d’offrir un objet techniquement irréprochable mais froid et sans humanité.
Ce dernier point me permet de dire quelques mots sur la composition.
Il est évident qu'un espace sonore "naturel" n'est pas construit dans son évolution temporelle comme l'est une partition "classique". Les règles d'agencement des sons (instruments ? pupitres ?) sont ici caduques: pas de forme sonate, de rondo. Pas d'idées de fugues, de série, de grilles d'accord ou autre. Tout au plus peut-on s'imaginer un scénario. Et encore, les exemples de La Casa ou de Kwi m'ont invité à aller plus loin que la réalisation de ce qui au fond serait de la "musique à programme".
Tout d'abord, il faut noter que l'usage du synthétiseur pour construire tous les sons d'un environnement "naturel" implique de devoir penser aux conséquences physiques qui soutiennent cet espace naturel. Lorsqu'il s'agit de recréer un environnement réaliste en image de synthèse, il faut par exemple recréer la gravité et la solidité des "objets". L'idée ici est sensiblement la même: pour donner une certaine "crédibilité" aux espaces synthétiques, il m'a fallu tout recréer. C'est un travail intéressant qui impose d'écouter "tout" dans le son que l'on perçoit.
J'avoue avoir travaillé sans avoir formalisé mes constructions. Les questionnements étant posés, la facture s'est faite avec ces questions à l'esprit. Ce qui implique de ne pas se choisir de scénario ou bien alors de le détourner. Et de même, d'avoir un souci de cohérence et de crédibilité de l'espace sonore créé tout en tordant un peu cet espace pour qu'un doute s'installe sur la nature de ce qui est écouté. Bref, composer en toute conscience des problématiques que pose mon projet.
Ce point est important pour moi. C'est aussi pour cette raison que je n'ai pas copié directement des sons réalistes mais ai tout fait de mémoire.
Comme un peintre qui réalise un paysage dans son atelier, après avoir effectué un voyage. Et n'utilise surtout pas ses croquis ou photographies mais uniquement ce qu'il a gardé de ses impressions de voyage.
Autre point important, je ne veux pas cacher le medium: il a été fait avec un synthétiseur, uniquement. Et je ne veux pas en cacher la source. De même je ne veux pas cacher tout le travail de montage de cette source sonore: j'ai ajouté volontairement les coupures audibles, inclus des sons manifestement synthétiques. Je veux que l'on puisse entendre que c'est une machine qui a produit les sons, et qu'il y a un humain derrière ces machines. Pour reprendre l'analogie avec le peintre: je ne veux pas cacher les "coups de pinceaux". Ni non plus cacher que le tableau n'est pas une "fenêtre sur un paysage", mais de la matière déposée sur une toile tendue sur un cadre.
On peut donc comprendre ces "espaces sonores synthétiques" comme la recréation d'une nature dont il ne reste plus que le souvenir lointain, imparfait et déformé; qui assume son origine artificielle.
La série.
J'aime l'idée de la série: Elle permet de réitérer une réflexion sur une même problématique et ainsi d'affiner son raisonnement. Et pour l'auditeur d'entrer plus en profondeur dans l'univers de l'artiste.
Une série permet aussi de chercher une cohérence sur un temps plus long, à un niveau de réflexion supplémentaire: non pas sur une œuvre, mais sur un groupe d’œuvres.
Il est prévu une série de 9 vinyles. 18 morceaux de 4 minutes et 33 secondes. Chaque pochette est une partie qui, une fois toutes assemblées, reconstitueront l'image d'un arbre. Chaque pochette se suit pour former progressivement, au fur et à mesure que les vinyles sortiront, l'image complète. Chaque pochette est d'un format identique, comme l'est la durée de chaque morceau.
Cela me permet d'aborder rapidement la partie visuelle de cette série.
Chaque vinyle est associé à une image. Cette image est une linogravure imprimée à la main (au sens propre: sans presse). Avec ses défauts volontaires, et souvent ses traces d'encre au dos.
30 des 300 vinyles sont proposés avec une linogravure originale.
Il n'est pas nécessaire de revenir sur les choix esthétiques car ils sont identiques à ceux effectués pour le son: naïveté assumée, les branches sont très stéréotypées, volontairement à plat sans réelle profondeur dans l'image. Ce n'est pas un "vrai" arbre qui est représenté, mais une idée, un souvenir d'arbre. Le medium n'est pas caché non plus, ni les défauts de facture.
Quelques mots sur la technique:
L'unique source sonore provient d'un synthétiseur modulaire construit il y a maintenant plus de 15 ans. Et aucune autre source, même cachée, n'est utilisée. Il n'y a pas eu par exemple d'enregistrement d'animaux ou d'ambiances que j'aurais patiemment reconstitué par-dessus, pour ensuite supprimer l'original.
Le montage s'est fait dans un logiciel de montage audio (Reaper) que j'ai utilisé le plus simplement possible: Je ne me suis autorisé que le découpage, la modification du volume et du panoramique, et la superposition des fichiers audio. Il n'y a donc pas d'ajout d'effets, ou de traitements (égalisation, compression...) lors de l'étape de mixage.
Pour être complètement exhaustif, je me suis autorisé le nettoyage de certaines pistes qui souffrent parfois d'un "hum" (50Hz). Et enfin, un léger "mastering" a été nécessaire pour une bonne adaptation au medium cible : le vinyle.
Ce qu'il y aurait à dire au sujet de ces De Secretis Naturae n'est pas clos, loin de là, d'autant plus que la série n'en est qu'à son 4ème élément. J'espère tout du moins que ces quelques lignes permettront de mieux comprendre mon travail.
Les Vinyles: https://raphaelpanis.bandcamp.com/
Pour la partie sonore: http://www.rpanis-akousma.fr/
Pour la partie visuelle: http://www.rpanis-anthropos.fr/
Quelques vidéos d'exemples de l'usage du synthétiseur:
https://www.youtube.com/channel/UChfTv9y_1G1o6icBdval2gg